Nous voulions aborder la question tôt ou tard, tant elle nous est présente à l’esprit chaque fois que nous travaillons au verger ou que nous parcourons les pages de certains livres d’histoire et d’ethnologie. À la fois objet de recherche intellectuelle, mais aussi motif de soutien dans l’effort horticole, l’on divague sur le thème de cette question rhétorique : l’amélanchier ne serait-il pas l’arbre le plus idoine à remplir la fonction de l’arbre aux oiseaux dans les jardins sacrés du moyen-âge ? Un arbre à la portée métaphysique, image de l’arbre de vie du jardin d’Eden dans le récit de la Genèse, et dont la tradition médiévale s’est emparé pour composer ses hortus conclusus, jardins enclos ou aussi appelés jardins d’amour de Dieu pour l’homme.
L'eau, l'arbre et l'oiseau
L’arbre aux oiseaux est un motif littéraire fortement popularisé au moyen-âge. On le retrouve dans les romans de Chrétiens de Troyes où il constitue l’un des termes d’un triptyque récurrent : l’eau, ou la fontaine (comme celle de Laudine dans Yvain), l’arbre (ou le verger, comme dans le récit de Floire et Blanche-flor) et les « oiseaux chantants ». En contrepoint de l’hypothèse celtique concernant l’origine de ces motifs, certains philologues mettent également en exergue une influence Orientale, les représentations qui parvenaient de diverses manières aux oreilles des lettrés, et qui devaient résonner en eux à la lecture des Écritures, le Cantique des Cantiques (« Ma sœur et fiancée est un jardin enclos ; le jardin enclos est une source protégée ») et particulièrement du Livre de la Genèse :
« Puis l’Eternel Dieu planta un jardin en Eden, du côté de l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait formé. L’Eternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toute espèce, agréables à voir et bons à manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin […] L’Eternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et pour le garder. […] L’Eternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l’homme »
(Genèse 8:19)
Le motif de l’arbre à oiseau est aussi présent dans les récits hagiographiques. Comme celui de saint Brendan, écrit originellement en latin aux Xe siècle, Navigatio Sanctie Brendani. Un épisode du texte fait accoster un groupe de moine dirigé par saint Brendan sur une « Ile aux oiseaux », au sein de laquelle un arbre est peuplé d’une multitude d’oiseaux gazouillant. Dans un autre passage, les moines entrent dans un verger merveilleux et amène, où règne un parfum de pomme mais où les arbres semblent donner des grappes de raisin. Par gourmandise, on ne peut s’empêcher d’y voir une description d’amélanche, à la fois pomme par sa taxonomie et son étymologie, et raisin par son apparence…
L'arbre d'Eden
L’arbre à oiseau devient ainsi au moyen-âge un lieu commun de la représentation du paradis. C’est donc tout naturellement que l’on plante dans les hortus conclusus des arbres remplissant la fonction d’attirer les oiseaux. Dans les abbayes le cloître est ainsi l’espace où l’on cherche à peupler les méditations déambulatoires des moines et des moniales par un aperçu de la vision béatifique. Ces arbres spéciaux, couverts de fruits, et visités par des oiseaux chanteurs sont l’image même de la relation à Dieu, comme une voie à suivre : chanter et louer le Seigneur pour tous ses dons ; se donner à Lui par une charité sans faille envers les pauvres. Être tantôt l’oiseau, tantôt l’arbre. L’amélanchier, dit « arbre aux oiseaux », est le premier de ceux-là. Il est notamment présent aujourd’hui dans le cloître de l’Abbaye de Hauterive, et dans bien d’autres encore.
Ces arbres, qui doivent bien produire quelques fruits agréables pour les oiseaux, portent la trace de cet usage dans leurs noms vernaculaires : sorbier des oiseleurs (sorbus aucuparia), cerisier des oiseaux (prunus padus), poire d’oiseau (différents crateagus, plusieurs espèces d’aubépines). Au passage, saviez-vous qu’un « oiseleur » est un chasseur d’oiseau ? Selon les techniques propres à ces types de chasse : glu, pièges, filets. Pour l’amélanchier ce sera carrément arbre à oiseau ou aux oiseaux.
De l'hortus conclusus à l'hortus deliciarum
Dans les abbayes, les simples sont aussi cultivées au sein des cloîtres, donnée qui met en continuité le jardin de simple et le jardin d’amour. On peut donc y voir, notamment par les vertus médicinales des plantes, une assimilation entre les deux espaces et, pourquoi pas, l’indistinction toute médiévale entre les deux canaux de l’action divine : la matière et l’esprit, l’extériorité et l’intériorité, la science et la foi. Il faudra attendre saint Thomas pour séparer les choses tout en fournissant les moyens théologiques de leur réunion.
Les jardins enclos font aussi florès dans les aménagements paysagers de la noblesse. Dès lors, les hortus conclusus sont volontiers jardin d’amour, ou hortus deliciarum, un espace de l’expression amoureuse et courtoise qui marquera l’iconographie et l’imaginaire. En ces temps de petite renaissance, la production littéraire fait état d’un glissement significatif qui opère jusque dans les valeurs chevaleresques. Dieu est comme déplacé par la femme, objet de désir, prétexte au dépassement de soi et même idéal de Salut. Là encore, l’arbre aux oiseaux est investi d’une symbolique quasi immanente qui renoue d’ailleurs avec l’antique tradition païenne de l’arbre de vie, symbole de fertilité et d’abondance.
L'amélanchier, arbre de vie
Dans ce besoin métaphysique d’attirer les oiseaux, besoin qui préside à la composition des hortus conclusus à l’image du paradis originel et promis, l’amélanchier n’a nul autre pareil. Il est par excellence « l’arbre aux oiseaux », symbole de l’arbre de vie, d’abondance et de fécondité, où les oiseaux jouissent gratuitement de ses fruits comme Adam et Ève en Éden, et qui louent la bonté divine par leurs polyphonies et leurs gazouillements.